Les tribulations du Masque Rouge
Les boeufs qui grimpaient de toute la puissance de leur musculature faisaient craquer en mille morceaux de verre le gel natif recouvrant la terre du chemin. Dans la lueur timide d’un soleil d’hiver qui se mourait dans les horizons incertains, le visage cinglé par un froid vif, Jean Falvet remonta le col de sa gabardine. Prés de lui, le père Maurel marchait au pas lent de ses soixante-dix ans bien sonnés.
Agriculteurs à Fontcayrade, un hameau d’une vingtaine d’âmes accroché aux flancs dénudés de la vallée du Lot, les deux hommes étaient partis de bonne heure ce matin du 18 janvier 1947, le béret bien vissé sur le crâne et les sabots fourrés aux pieds. Bigre ! c’était jour de foire à Estaing. Pour rien au monde, les deux compères n’auraient manqué ce rendez-vous. Outre l’occasion de boire quelques « gorgeons » de vin d’Estaing en compagnie de quelques amis, il s’agissait de vendre le cochon qu’une année de soins attentifs avait permis d’engraisser.
A l’ombre gracieuse de son château, la foire d’Estaing attirait tout ce que l’agriculture comptait d’éleveurs et de maquignons du Haut-Rouergue. Franc-parler, jurons et une confiance réciproque dans la parole donnée permettaient de conclure une vente et de s’en retourner à la ferme, le devoir accompli.
Cette année-là, Jean Falvet et le père Maurel avaient bien négocié leurs cochons. Après s’être attardés à l’auberge du Pont d’Estaing où jambon de pays, garrou et rosé réchauffèrent leurs membres transis, les deux hommes avaient repris leurs boeufs pour s’en retourner chez eux par une sente à travers bois.
Dans la campagne qui s’engourdissait dans la fraîcheur du soir, seul l’appel des grives et les paroles des deux hommes rompait la monotonie de la campagne silencieuse.
-Le ciel est clair au nord, ce soir. Le gel fera du bien à la terre.
On pouvait faire confiance au vieil agriculteur qui savait comme pas deux prévoir le temps, vendanger au bon moment ou découvrir le parcours d’une laie. A cette époque, les gens de la campagne savaient vivre avec la nature.
Le clocheton du village de Saint-Geniez-des-Erres venait juste d’annoncer les vêpres quand, au détour d’un sentier creux, se dressa devant eux un homme armé d’une mitraillette, la tête recouverte d’une cagoule rouge.
-Miladiou, songea aussitôt Jean Falvet, le Masque rouge.
La mitraillette flambant neuf, luisante au soleil couchant, pointait sur eux sa gueule menaçante.
-Halte, veux votre argent, sinon moi vous tire, jetez votre portefeuille devant vous sur le sentier.
-Aquela puta, tenta d’ergoter Jean Falvet. Pourquoi veux-tu nous prendre notre argent, nous avons sué sang et eau pour gagner ces quatre sous. Viens au village ce soir, on te donnera quelques sous et un sac de provisions.
Manifestement, l’homme au masque rouge n’avait pas l’intention de se laisser amadouer. Enjambant le fourré, il intima l’ordre au père Maurel de continuer son chemin.
-Le portefeuille sinon abats tes boeufs, puis toi ensuite comme un lapin de garenne.
Devant la menace de la Stern, Jean Falvet se résigna. Il mit la main à la poche de sa gabardine et tendit son portefeuille, contenant les 30 000 f du cochon. D’un geste rapide, l’arrapiand le saisit puis s’enfuit à toutes jambes en dévalant le talus vers le Lot. La gorge encore nouée, tremblant autant de peur que de colère pour s’être laissé dévaliser, Jean Falvet rejoignit le père Maurel, inquiet de la tournure des événements.
-Ce salaud m’a bien eu ! 30 000 f ! Le bénéfice de toute une année.
-Avertissons la police.
La nouvelle agression fit en quelques heures le tour de la vallée. A la gendarmerie d’Estaing, on commençait à trouver que le manège avait assez duré. La première attaque du Masque rouge remontait au 1er octobre 1946. Ce qui n’avait été au début qu’un délit mineur devenait pour la région un véritable cauchemar contre lequel les gendarmes se révélaient pour l’instant bien impuissants.
Seuls les témoignages fournissaient quelques renseignements sur cet outlaw des grands chemins. De taille moyenne, le dos voûté, âgé d’environ trente-cinq ans, le bandit portait sur lui un treillis, le vêtement le plus commun qui soit dans ces années d’après guerre. Son visage, impénétrable, était recouvert d’un « petasson » rouge. Les détroussés avaient aussi remarqué dans sa voix un accent étranger. S’agissait-il d’un prisonnier allemand évadé, d’un déserteur anglais ou américain ? Ou l’homme simulait-il simplement cet accent pour mieux déguiser sa personnalité ?
Un fait tout de même laissait perplexe les gendarmes et la population. L’homme se déplaçait dans la région comme un poisson dans l’eau, disparaissant sans laisser de trace. Or, comment un étranger pouvait-il être aussi bien informé sur les lieux, les dates des foires et les trajets empruntés par les paysans qui en revenaient ? Pour les habitants, il ne faisait aucun doute que c’était bien un des leurs qui les grugeait. A leurs yeux, le délit était encore plus grave. Eux qui suaient leurs peines sur une terre ingrate n’aimaient guère ce genre de scélérat.
Les rumeurs allaient d’ailleurs bon train. On commençait à se méfier même de son voisin tout en se posant une seule question : quelle serait la prochaine victime du Masque rouge qui, grâce à Dieu, n’avait encore tué ni blessé personne ?
Le 7 avril 1947, Alexandre-Georges Recoussines et son proche voisin, Léon Austruy, s’en reviennent de la foire du Nayrac, dans le Nord-Aveyron, satisfait de leur journée et le portefeuille bien rempli de la vente d’une vache qui avait rapporté au premier la somme de 32 000 fr.
Méfiant, parce qu’on ne sait jamais, notre villageois avait pris la précaution de dissimuler son pécule dans sa veste de coutil, ne conservant dans le portefeuille que la somme de 1000 fr.
A quelques pas du hameau de la Coursière, prés d’Estaing, il est environ cinq heures du soir, Georges Recoussines est soudain pris d’une envie pressante. Une haie, dans un virage, fera l’affaire. Soudain, tendant l’oreille, il perçut une discussion dont le ton s’envenimait.
-Encore un voisin dont le bétail se sera égaré, pense-t-il.
Quelle ne fut pas sa surprise quand, rejoignant son ami, il le trouva nez à nez avec l’ennemi public numéro un de la vallée, selon le scénario désormais classique. Planté là au beau milieu du sentier, braquant sa mitraillette sur le père Austruy, le Masque rouge en chair et en os.
-Halte-là ou toi mort, lança-t-il d’un ton coléreux à Georges Recoussines. Ton portefeuille !
Avec sa fougue des trente-cinq ans, l’agriculteur songea de lui sauter dessus. Mais le risque était trop grand devant cette mitraillette qui menaçait à tout moment de cracher le feu.
-Je suis commis de ferme et pas bien riche. Je n’ai sur moi que 1000 f.
-Toi lancer le portefeuille.
Georges Recoussines s’exécuta. Le Masque rouge retira l’argent puis s’enfuit à toutes jambes par les prés. Un instant interloqué, l’agriculteur se ressaisit pour lancer à travers la campagne un appel de détresse.
-Le Masque rouge ! Le Masque rouge !
Aussitôt, tout ce que les collines environnantes comptaient de jeunes et de moins jeunes se précipita sur le lieu où Georges Recoussines tentait de soulager son pauvre voisin, choqué par l’agression.
-Le Masque rouge ! Il a glissé par les prés en direction d’Estaing.
-Macarel, cette fois, il ne nous échappera pas.
-Si les gendarmes ne peuvent pas l’arrêter, il est temps de lui donner une bonne correction.
Alors, qui armé d’un fusil, qui brandissant un bâton, tous se jetèrent à la poursuite du fuyard, franchissant les raspes et vociférant comme si on courait après un sanglier. Mais la battue n’alla pas plus loin qu’un ruisseau où les poursuivants perdirent sa trace. Aux gendarmes à vélo, Georges Recoussines ne fournit qu’un maigre indice.
-Ce salaud était chaussé de galoches sous lesquelles il avait cloué deux pattes en cuir.
Les résultats se révélaient bien maigres. Le Masque rouge, que rien ne semblait effrayer, s’était même payé le luxe de tendre son embuscade à quelques mètres des premières habitations.
L’enquête venait à peine de commencer que les gendarmes durent se rendre le surlendemain au lieu-dit « La carrière », sur le chemin d’Estaing à Sénergues. Le Masque rouge venait à nouveau de faire parler de lui en délestant une brave paysanne de ses quelques sous, bénéfice de la vente de ses volailles. Mais comme le butin ne suffisait pas, il avait attendu le passage d’Ernest Falissard, un commis de ferme qui s’en revenait de la foire d’Estaing avec les 32 000 f de l’argent de son patron. Lui-aussi ne put que constater les dégats et se fit détrousser en moins de deux.
Les gendarmes eurent beau avertir les brigades environnantes, lancer à ses trousses un chien policier, le Masque rouge déjoua toutes les recherches avec une surprenante habileté. Comment parvenait-il à s’enfuir aussi rapidement sans laisser de trace ? Le mystère s’épaississait. Les gendarmes imaginèrent même que le détrousseur utilisait un véhicule qui lui permettait de quitter rapidement les lieux avant leur intervention.
Comme un homme averti en vaut toujours deux, les agriculteurs de la région commencèrent à prendre leur précaution. Les uns ne se rendaient plus aux foires du pays sans leurs fusils armés de chevrotine, « au cas où le bandit se serait présenté à bonne portée de canon ». Les plus rusés emportaient deux portefeuilles : l’un factice, bourré de papier journal ; l’autre, en sûreté, à l’intérieur de la veste. Et advienne que pourra !
Mais dans toute cette affaire, le plus grave résidait dans le peu de renseignements que les gendarmes avaient pu recueillir. Au lendemain de la guerre qui avait provoqué son contingent de règlements de compte et de rumeurs plus ou moins fondées, les gens du pays se méfiaient de lancer des noms pour éviter d’éventuelles représailles. Ici comme ailleurs, certains s’étaient remplis les poches avec le marché noir tandis que d’autres, à leurs risques et périls, avaient rejoint les maquis. Trois ans après la Libération, les mémoires restaient encore toutes chaudes. Et bien que le temps fut à la reconstruction, on n’oubliait pas forcément les rancœurs du passé.
La presse, qui avait observé une certaine discrétion sur les premières agressions, commença au début de l’année 1947 à évoquer les tribulations du Masque rouge.
-Nous souhaitons, écrit le chroniqueur du Rouergue Républicain, que l’enquête aboutisse au plus vite, car de tels « exploits » devenus fréquents depuis quelques mois dans le département provoquent une légitime et vive émotion dans nos campagnes.
Est-ce cette publicité qui déclencha des vocations ?
Par trois fois, des émules du Masque rouge se manifestèrent dans le département à leur manière. Deux agressions se déroulèrent aux abords du village de Saint-Cyprien, sur la route de Conques. La deuxième faillit mal tourner. Le maire de Noalhac et l’un de ses administrés s’en retournaient chez eux vers les dix-huit heures quand, à proximité du moulin de Sanhes, ils se trouvèrent face à face avec un bandit, masqué d’un foulard noir et « aux yeux rouges » qui leur ordonna de déposer sur le sol leurs portefeuilles. Ni une, ni deux, les deux hommes prirent leurs jambes à leurs cous, essuyant des rafales de mitraillette qui ne les atteignirent pas. Tous les deux en furent pour une bonne frousse qu’ils allèrent aussitôt raconter à la gendarmerie.
Le 29 mai 1947, les gendarmes de Millau auraient pu croire que le Masque rouge avait élargi son territoire quand un brave boucher, M. Chaliez, les alerta à six heures du matin.
Le pauvre bougre, à trois kilomètres de Millau, à hauteur de la Borie-Blanque, sur la route de Rodez, se rendait à la foire de Naucelle lorsqu’il se trouva face à un individu qui, la figure cachée par un foulard rouge et mitraillette en main, lui intima l’ordre de s’arrêter. Courageux, sinon téméraire, notre boucher feignit de l’ignorer et continua son chemin comme si de rien n’était.
Il ne fallut pas longtemps à la maréchaussée pour se rendre compte que le boucher était tombé sur un pâle imitateur. N’est pas le Masque rouge qui veut ! Après enquête, elle appréhenda un mari jaloux, d’origine italienne qui, ne sachant pas où et comment passer la nuit, déclara avoir joué au Masque rouge « pour faire diversion à ses avatars conjugaux ».
Une nouvelle agression, le 16 mai, sur un cultivateur revenant de la foire de Laissac, incita les forces de police à effectuer une opération de grande envergure, autant pour rassurer la population que pour attraper le bandit. En effet, les enquêteurs avaient acquis la certitude que l’homme au masque rouge suivait attentivement les foires pour choisir sa victime avant de l’attendre au détour d’un chemin isolé. A l’occasion de la foire de Lunel, le 21 mai, trente gendarmes, plusieurs inspecteurs en civil et l’un des meilleurs chiens policiers surveillèrent les lieux, contrôlèrent les identités, écoutèrent les discussions et épièrent les moindres faits et gestes. Mais de Masque rouge, point. Le poisson n’avait pas, ce jour-là, mordu à l’hameçon.
Journalistes, gendarmes et habitants en étaient à ces considérations d’impuissance quand, coup sur coup, le Masque rouge démontra sa capacité à déjouer tous les plans et à attendre sa victime où bon lui semblerait.
Le 3 juin, encore jour de foire à Villecomtal, un vieux paysan de Campuac, M. Crantelle, s’en revenait à son domicile quand, à deux kilomètres de Villecomtal, dans un endroit solitaire et boisé, au-dessus du château de la Guizardie, le Masque rouge surgit de derrière un arbre, le braquant avec sa mitraillette.
-Donne ton portefeuille.
Le vieillard, qui n’avait pas froid aux yeux, refusa d’obtempérer et tenta de s’échapper. Plus leste, le Masque rouge le rattrapa, le plaqua au sol après une brève bataille et s’enfuit après l’avoir délesté de 21 000 f.
Rapidement prévenu, les gendarmes prirent la précaution de prendre le chien « Spax », un magnifique bouvier des Flandres prêté par la brigade de Gramat. Arrivé sur place, le chien se lança à travers bois et champs, s’arrêta et repartit aussitôt. La piste amena tous les poursuivants à Villecomtal mais, dans l’agglomération, le chien perdit toute trace. Le Masque rouge, qui possédait plus d’un tour dans son sac, avait pris le soin de revenir vers la foire où ses pas s’étaient mêlés aux milliers d’autres qui avaient arpenté la foire. Aucune chance pour le bouvier de retrouver quoi que ce soit. Un instant optimiste, les gendarmes durent convenir de ce nouvel échec tout comme le maire de Campuac et plusieurs paysans armés qui s’en revinrent eux-aussi bredouilles de leur battue.
Considérant sans doute que la société lui était encore redevable de quelques monnaies sonnantes et trébuchantes, le Masque rouge renouvela son attaque deux jours plus tard. Il était entre seize heures et seize heures trente, ce jeudi 5 juin. Jean Donnet, un solide gaillard de dix-neuf ans, marchait avec son père et sa sœur Maria le long d’un chemin encaissé et étroit qu’ils empruntaient régulièrement pour rejoindre leur domicile du Cros. Chacun montait à son rythme, la petite Maria fermant la marche.
A la foire de Campuac, les affaires avaient été bonnes et le portefeuille s’était enflé d’une coquette somme. Prudent, Victor Donnet, à qui on ne la faisait pas, avait caché les billets dans la couture de sa veste et bourré son portefeuille de feuilles de journaux. La maréchaussée leur avait d’ailleurs vivement conseillé de se méfier. Une probable agression du bandit était à redouter.
Tel l’éclair, le Masque rouge surgit de derrière une haie, intimant au père de lui remettre le fruit de la vente. Victor Donnet, avec une placidité déconcertante, fixa le détrousseur dans les yeux, lui parla sans hausser le ton puis lui tendit le portefeuille. Le Masque rouge le saisit mais, sentant le coup fourré, plongea la main dans le portefeuille dont il ne retira que quelques feuillets du bulletin paroissial.
Devant ce qu’il considérait comme un affront, le Masque rouge perdit pour la première fois son sang-froid. Tandis que Jean Donnet et sa sœur s’enfuyaient à travers bois, le Masque rouge tira sur le père qui n’eut que le temps de sauter la haie et de rouler dans les taillis, les balles sifflant à ses oreilles. Quand il arriva à la maison, ses enfants s’y trouvaient déjà. Il n’était que temps d’avertir les gendarmes. Le chien prit bien la piste du fuyard mais, une fois de plus, il s’arrêta net à deux cents mètres des premières maisons de Campuac. Quelques témoins affirmèrent avoir vu le malfaiteur qui leur aurait demandé en patois s’ils revenaient de la foire.
Personne ne le sait encore mais le Masque rouge vient de tirer sa révérence aux forces de police et aux habitants de la région. Une attaque eut bien encore lieu le 26 août 1947 près de Saint-Geniez mais le bandit, armé d’une mitraillette, avait agi cette fois à visage découvert.
Dans tout ce mystère qui entoure l’affaire du Masque rouge, l’arrêt brutal de ses agressions n’est pas le moins surprenant. Débutée dans la plus totale discrétion médiatique, l’affaire disparaîtra de la même façon, laissant quelques paysans un peu plus démunis et le souvenir persistant d’un bandit qui eut sans doute l’intelligence de s’arrêter à temps tout en laissant en suspens la question essentielle :
-Mais qui se cachait derrière le Masque rouge ?
Un proche voisin, comme l’ont répété à plusieurs reprises les gens du pays ? Le fils d’une riche famille de la région, en mal d’aventures et de sensations fortes, qui faisait de l’Espalionnais son terrain de jeu favori et d’une mitraillette son jouet préféré ? On l’aurait, affirment les langues bien pendues, protégé pour éviter le scandale. S’agissait-il d’un soldat en rupture de régiment ou, plus simplement, d’un bandit méticuleux, forcément intelligent, lecteur assidu de Robin des Bois, de Mandrin ou de Cartouche qui, la guerre terminée, utilisa ses connaissances à des fins moins glorieuses mais plus rentables ?
Dans cette ambiance de noir mystère et de propos chuchotés d’immédiate après-guerre, au cœur d’une région faite pour donner une idée de l’infini, la police se heurta au mur du silence et aux hypothèses les plus diverses.
N’avait-on pas vu, du temps de l’Occupation, une bande de maquisards de pacotille, de pilleurs de fermes qui opéraient sous un masque noir et qui s’étaient laissés aller jusqu’à chauffer un petit peu les pieds de leurs victimes.
Ou bien ne serait-ce point quelques faux maquignons qui se seraient engraissés au marché noir et qui, la paix revenue, désespéraient même d’arriver à gagner une maigre pitance ?
-Parmi ces gens, déclarera un témoin, il y a non seulement des jaloux qui, leur prospérité d’antan perdue, crèvent d’envie et de rancœur en voyant les vrais professionnels tenir le coup, mais il y a aussi des individus dangereux qui ont été délibérément écartés de toutes tractations, et qui se considèrent lésés.
Si cette version était vraie, elle fâcherait l’image du voleur chevaleresque dont les exploits font toujours crépiter les regards d’une extraordinaire subjugation. Alors, que diable ! que celui qui se reconnaîtrait dans ces lignes conserve à jamais le parfum secret de son identité. Le mystère et le rêve ne sont-ils pas la source du succès et de la reconnaissance ? Au Panthéon aveyronnais des histoires à élucider, le Masque rouge repose incontestablement aux côtés de l’enfant sauvage de l’Aveyron et des assassins de Fualdès.
C’est entre Garonne et Neste, entre vallée et contrefort, qu’Albert Cazalet a posé sa valise de retraité, bien au chaud dans sa coquette maison qui flirte avec le fleuve, cultivant son jardin et chassant le gibier après plus de trente ans passés à traquer les criminels.
L’accueil est à la mesure de l’homme : chaleureux et convivial. Heureux aussi de sortir de la boîte à souvenirs le calendrier des jours et des lunes passé à confondre les cyniques assassins.
Sur la table, une valise élimée offre déjà son comptant de pièces à conviction. Chacune contient une affaire criminelle avec rapports, photos et coupures de journaux. Les titres sont de vrais romans du crime à faire frémir Conan Doyle : l’homme aux poings d’acier, le filtre d’amour. A côté, le double assassinat des époux Alleman, sur le causse du Larzac, en 1955, semble d’une piètre banalité.
Albert Cazalet s’en souvient pourtant comme si c’était hier. A 82 ans, sa mémoire n’a pas subi une once d’égarement. A l’époque, un petit détail n’avait pas échappé à ses minutieuses investigations. Sur une photo encadrée, deux épingles avaient été fichées dans les yeux de l’une des victimes, ouvrant la piste à une œuvre maléfique.
Dès la fin de la guerre, l’inspecteur Cazalet intégra l’effectif de la brigade mobile de Montpellier chargée de s’occuper des affaires criminelles dans un rayon de huit départements autour de l’Hérault. Ces brigades portèrent longtemps le nom de « Brigades du Tigre », en référence à Clémenceau qui les avait créées. Un crime était-il découvert que les gendarmes avaient ordre de faire appel à leurs services, à charge pour eux de ne rien toucher sur les lieux de l’affaire. D’où une certaine rivalité, pour ne pas dire plus, entre les gendarmeries locales et ces inspecteurs baroudeurs, étrangers au pays.
C’est ainsi que la gendarmerie d’Espalion, lassée par les actes du Masque rouge, fit appel à la brigade mobile de Montpellier. Chacun sait que la police utilise fréquemment des indicateurs pour amorcer une enquête. Si la méthode peut être contestée, elle se révèle souvent efficace. Après l’agression du 5 juin 1947, dans la région de Campuac, les inspecteurs reçurent l’information d’un indicateur selon laquelle le bandit serait un ouvrier agricole d’origine polonaise, résidant à Decazeville. Deux perquisitions ne suffirent pas cependant à fournir la preuve matérielle de sa culpabilité. Ni mitraillette, ni foulard rouge à se mettre sous la dent. Pourtant, aujourd’hui encore, Albert Cazalet est toujours persuadé qu’il tenait bien là le héros qui allait devenir une légende. Cet ouvrier agricole connaissait parfaitement la région et son accent étranger pouvait être comparé à celui entendu par ses victimes. Le plus étant étonnant reste qu’à la suite des perquisitions, les agressions s’arrêtèrent nets, pour ne plus jamais reprendre. Sans doute, le coup était passé si près qu’il mit sagement fin à sa geste criminelle. Manquèrent alors des preuves matérielles formelles. Albert Cazalet en a toujours accepté la règle du jeu.
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