Louis Bouloumie, fondateur de Vittel
Dans sa cellule de la prison Sainte-Marthe de Rodez, ce 29 avril 1852, Louis Bouloumié se sent une âme de coupable, lui qui n’a pas cessé de clamer son innocence depuis le début de sa détention.
Il est 7 heures du matin, ce même jour, quand les gardiens ouvrent, dans un cliquetis de clefs, les portes des cellules où sont enfermés depuis le 8 décembre 1851 les détenus politiques aveyronnais, opposés au coup d’état de Badinguet, le prince-président élu, devenu en quelques heures, le prince usurpateur. Les républicains, à tour de rôle, se lèvent, ramassent leur paquetage et s’engouffrent, au milieu d’un escadron de gendarmes, par le couloir obscur qui les mène à la diligence cellulaire. Destination : la lointaine et mystérieuse Algérie, pour un exil qui n’a rien de doré, à casser les cailloux sur les routes ou à cultiver le désert.
Seule, dans la prison, la porte d’une cellule est restée volontairement close. Sur son lit, Louis Bouloumié en a gros sur le cœur. Il sait, depuis la veille, le sort qui est réservé à ses compagnons. Le sien est nettement plus enviable. Dans quelques heures, il sera transporté sous bonne escorte vers l’Espagne, où les autorités impériales ont finalement décidé de l’expulser. Isolé dans le quartier des détenus politiques, il songe à ses amis François Mazenc, Louis Oustry, Durand de Gros et les autres. Lui pardonneront-ils un jour d’avoir fait allégeance à celui qu’ils combattaient encore un mois auparavant ?
Né avec le Ier Empire, Louis Bouloumié appartient à cette génération d’hommes dont la jeunesse a été bercée dans la nostalgie des années révolutionnaires, entretenue par des parents qui en louent les vertus autant que les exactions. La mère, née Sophie Flaugergues, l’a mis au monde le 5 février 1812. Napoléon se croit encore capable de vaincre le Monde à la tête de son armée de grognards marathoniens. Une telle utopie n’inquiète guère son père, Joseph Bouloumié, qui exerce le métier, convenablement rémunéré, d’ingénieur vérificateur des cadastres.
La roue de la vie a bien tourné pour cette famille d’émigrés italiens, d’abord installée dans le Quercy puis en Rouergue, au début du XVIe siècle. C’est d’ailleurs une spécialité chez les Bouloumié que d’embrasser la carrière de géomètre. Et puisque le fils a marché sans rechigner sur les traces professionnelles de son père, il n’y a guère de raisons de croire que le jeune Louis n’en fasse pas autrement.
Louis Bouloumié ne l’entend pas tout à fait de cette oreille. A la chaîne d’arpenteur, il préfère la rondeur des livres, le méandre des lois et les joutes oratoires du barreau où il dévoile bientôt toutes les facettes de son talent et de son caractère.
En ce temps-là, malgré les difficultés de communication, la fine fleur de l’Aveyron s’en va à Paris goûter aux charmes de la capitale et, à un degré moindre, poursuivre ses études avant de s’en retourner au pays, fière et bardée de diplômes. Paris fourmille alors d’idées nouvelles et généreuses, dispensées au fond de salles enfumées et fiévreuses. Ces réunions font la joie des indicateurs, traînant partout leurs guêtres et leurs oreilles indiscrètes. L’une des figures les plus marquantes s’appelle Louis Blanc. Son passé le rapproche de Louis Bouloumié en tant qu’ancien potache du lycée de Rodez où une bourse lui a été accordée ainsi qu’à son frère, pour compenser, mieux vaut tard que jamais, la perte de leur grand-père, exécuté sur l’échafaud pendant la Terreur.
Ses études de droit enfin terminées, des idées plein la tête, Louis Bouloumié retourne à Rodez où il s’inscrit au barreau. Malgré son conservatisme ambiant, l’Aveyron n’est pas hermétiquement fermé aux idéaux républicain et saint-simonien. Des personnalités, et non des moindres, prennent de plus en plus la plume pour verser de l’huile sur le feu de la monarchie endormie, qui préside au destin de la France, dans une ambiance de sociétés secrètes et de rumeurs en tout genre.
Louis Bouloumié, au sein des Républicains de la veille, ne tarde pas à se faire aussi un nom. Par ambition professionnelle, il est devenu un magistrat de Louis-Philippe, d’abord en tant que substitut au tribunal de Villefranche-de-Rouergue, ensuite à Rodez. Cependant, ses idées républicaines se concilient mal avec les devoirs de sa charge. En 1841, il envoie donc sa démission et reprend la robe d’avocat, de l’autre côté du prétoire.
Quand éclate la révolution de 1848, inutile de dire que Louis Bouloumié accueille la IIe République comme une aube nouvelle. Pour que les idées républicaines parviennent dans les campagnes, Louis Bouloumié comprend très vite la nécessité de posséder un organe de presse acquis à leur cause. Avec ses amis Labarthe et Louis Oustry, il s’attelle à cette tâche, prenant sur son temps et sur ses économies pour fonder « L’Aveyron Républicain ». Le premier numéro sort des presses de l’imprimerie Ratery, le 1er mars 1848. Dans ses colonnes, les Républicains de la veille, ceux qui n’ont pas renié leur engagement idéologique, y bataillent ferme, à grands coups d’articles vitriolés contre les monarchistes et les bonapartistes, fort bien ancrés dans le département. A diverses reprises, le journal est saisi et les auteurs mis en jugement. Louis Bouloumié, bien entendu, assure leur défense.
La cause la plus célèbre dans laquelle il plaide est sans nul doute l’affaire du complot de Lyon où l’un de ses compatriotes, le bouillant Louis Caussanel, se voit traduit devant le conseil de guerre en compagnie de trente-six autres prévenus. A cette occasion, Louis Bouloumié côtoie les ténors du barreau parisien, dépêchés dans la capitale des Gaules pour assurer la défense des démocrates. Celle de Bouloumié est si brillante que Caussanel est acquitté avec douze autres accusés.
Dans les rangs aveyronnais, sa notoriété va grandissante, insuffisamment toutefois pour lui assurer un siège de député auquel il aspire tant. La réponse des électeurs aveyronnais aux législatives de 1851 traduise d’ailleurs fort bien l’audience des Républicains de la veille en Aveyron. Sur dix sièges, un seul leur revient et encore en dernière position.
Les derniers mois de l’année 1851 provoquent une véritable inquiétude dans les rangs républicains. Des rumeurs persistantes de coup d’état parviennent au compte-gouttes de Paris. La crainte de revenir à un pouvoir personnel est patente. Le 2 décembre 1851, onze républicains se réunissent au domicile de Bouloumié. Devant les nouvelles alarmantes, l’avocat ruthénois propose de former un comité de Résistance qui, en cas d’urgence, prendra le relais des autorités officielles et concentrera toutes ses forces sur Rodez. Ni Bouloumié ni ses partisans ne se doutent qu’au même moment le coup d’état vient de réussir à Paris.
Le lendemain, Louis Bouloumié est attablé avec ses amis Galtayriès et Labarthe au café Flottes, un bistrot du centre-ville fréquenté par les républicains, quand François Mazenc et Joseph-Antoine Durand de Gros pénètrent en trombe à l’intérieur.
-Mes amis, l’heure est grave. Le coup d’état tant redouté s’est déroulé hier à Paris, sans aucune résistance.
-Allons demander des informations au préfet Fluchaire, suggère Bouloumié.
Ce dernier, accompagné de Labarthe et de Galtayriès, prend aussitôt le chemin de la préfecture. Le plus grand calme régne dans les rues. Aucun mouvement de troupes n’est à signaler. Dans le cabinet du préfet, l’entrevue est brève. Fluchaire confirme la dissolution de l’Assemblée et s’enquiert auprès de Bouloumié de la loyauté des républicains aveyronnais.
-Monsieur le Préfet, lui répond l’avocat, le respect de la Constitution passe avant tout. Nous ne saurions accepter un tel état de fait.
C’est donc sans surprise que le préfet voit quelques minutes plus tard une troupe d’une centaine de personnes investir les salons de la préfecture qu’aucun soldat ne garde, situation proprement incroyable dans une situation aussi conflictuelle. Le préfet Fluchaire comprend qu’il lui fallait gagner du temps en attendant que des renforts interviennent. De leur côté, les républicains savent que la situation peut à tout moment leur échapper. Aussi s’empressent-ils de faire sonner le tocsin à la cathédrale pour ameuter les hommes du Faubourg Saint-Cyrice et du Monastère, acquis à leur cause.
Mais il est déjà trop tard. La préfecture, évacuée par les forces fidèles au coup d’état, les républicains refluent vers le café Flottes où une Commission constitutionnelle provisoire est mise en place.
Louis Bouloumié est l’un des derniers à quitter le cabinet du préfet. Avant de sortir, Fluchaire l’interpelle :
-Voulez-vous être la cause du sang répandu dans les rues de Rodez ?
-Vous savez bien que je ne suis pas un homme de sang, lui réplique l’avocat.
Pris de court et munis des informations les plus contradictoires, les républicains ne sont pas en mesure d’organiser une résistance armée efficace. Le 5 décembre, Paris ordonne au préfet d’emprisonner tous les chefs républicains. La majeure partie d’entre eux est arrêtée au Faubourg Saint-Cyrice où siége la Commission. Louis Bouloumié apprend à son domicile les arrestations. Délibérément, il se présente à la caserne où les gardiens l’envoient rejoindre ses compagnons. L’insurrection aveyronnaise est un échec. La répression qui s’ensuit est sans pitié. Pour le futur Napoléon III, le temps est venu de se débarrasser des républicains les plus acharnés. Les commissions mixtes, créées à cet effet, les envoient sans pitié peupler l’Algérie.
Louis Bouloumié y échappe de peu. Un de ses cousins, le deuxième duc d’Istrie, a entrepris, à la demande de l’épouse de Louis Bouloumié, Marie Théron, d’intercéder auprès de Badinguet pour que la déportation lui soit épargnée. L’avocat ruthénois n’est pas le seul à demander cette faveur. A cette époque, l’Algérie fait peur et nul ne sait les chances d’en revenir. Le temps passe et ce n’est que la veille du départ du deuxième convoi pour l’Algérie que Louis Bouloumié apprend qu’il ne subira pas le sort de ses compagnons, partis enchaînés comme des brigands jusqu’au port de Sète.
Les nuits glacées, les journées torrides qui craquelent la peau et brisent les muscles, les maladies, l’ennui et la solitude soumettent rapidement les organismes des déportés à rude épreuve. Les exilés enterrent bientôt leurs premiers morts. Jouant le père rédempteur, Napoléon III accepte au bout de quelques mois de gracier ceux qui désirent faire allégeance au pouvoir impérial. Beaucoup, ne pouvant résister à l’appel du pays, remisent leurs idées et prennent le chemin du retour. D’autres refusent. Joseph-Antoine Durand de Gros est parmi les derniers à revenir en Aveyron, les traits marqués par la souffrance mais fier de n’avoir pas cédé. Six années d’exil n’ont en rien entamé sa combativité.
Exilé à Barcelone, Louis Bouloumié ne tarde pas à tomber malade. Les deux médecins français qui l’examinèrent diagnostiquent de graves troubles aux reins, au foie et à l’estomac. Des soins immédiats lui sont nécessaires. Seule une cure à Contrexéville peut améliorer son état. Le duc d’Istrie intercède une nouvelle fois en sa faveur. Louis Bouloumié est ainsi autorisé à se rendre en France pour un mois, sous contrôle policier. Ce sera paradoxalement la chance de sa vie.
La première année de cure n’apporte qu’une légère amélioration de sa santé, insuffisamment toutefois pour le mettre hors de danger. L’année suivante, le médecin traitant lui conseille de se rendre à quelques kilomètres de là, près du village de Vittel où coule une source champêtre, libre d’accès et dont la renommée ne dépasse guère les limites de la commune. La source appartient à un cultivateur. Elle jaillit dans un pré spongieux, au milieu des roseaux. Les gens du pays affirment qu’elle soigne la goutte, l’arthrite et la gravelle. Louis Bouloumié n’hésite pas. Muni des autorisations préalables à toute sortie solitaire, il se rend deux fois par semaine faire provision d’eau. Bien lui en prit ! Quelques verres quotidiens suffisent à faire disparaître ses souffrances.
L’avocat exilé pense-t-il qu’il est temps désormais de donner une nouvelle orientation à sa vie dont la carrière, politique et professionnelle, semble bien compromise sous le second Empire ? Toujours est-il qu’il demande une analyse chimique de l’eau de Vittel. Les résultats dépassent ses espérances. Il ne lui reste plus qu’à convaincre le propriétaire du champ de le lui vendre. L’agriculteur a des créances impayées. Il ne se fait donc pas trop prier. Louis Bouloumié acquiert, le 23 décembre 1854, les quatre-vingt-un ares de terrain, pour la somme de 3950 francs-or. Entre temps, il est revenu en grâce auprès du régime.
Tout autre que Bouloumié aurait trouvé l’entreprise hasardeuse. En ce temps-là, Vittel n’est qu’une pauvre bourgade des Vosges, d’accès difficile et bien éloignée des villégiatures prisées de la bourgeoisie. Le projet peut engendrer le scepticisme. Louis Bouloumié reste sourd aux critiques. Il investit sa fortune dans la construction d’un établissement thermal. Plus que jamais, il compte sur ses relations haut placées pour en assurer la publicité. Bouloumié est persuadé d’une chose, qui éclipse tout le reste : l’eau est d’une remarquable efficacité. La meilleure preuve en est bientôt donnée par le docteur Ossian Henry. Ce spécialiste de l’Académie de médecine souffre de la gravelle. Il essaie sur lui l’eau de Vittel. Et comme pour Bouloumié, il s’en trouve fort bien. Quelques mois plus tard, l’établissement de Vittel reçoit l’autorisation gouvernementale d’exploitation.
La suite, est-on tenté de dire, coule de source. Des vingt-trois curistes qui s’hasardent en 1857, Vittel devient vite un centre thermal réputé au même titre que Vichy, Aix-les-Bains ou Ems. De nombreuses personnalités s’y pressent, attirées tout autant par le confort de la station que par les résultats médicaux. La clientèle se fidélise peu à peu. A la fin du second Empire, Louis Bouloumié a gagné son pari : faire de Vittel l’un des centres thermaux les plus fréquentés et les mieux équipés d’Europe.
Le village, sous son impulsion, profite largement de cette soudaine richesse, qui transforme l’eau en or. Explorateur hardi, génie aventureux, Louis Bouloumié a parfaitement profité de cette part de chance accordée à tout entrepreneur désireux d’asseoir sa réussite et sa fortune. Une revanche par rapport à ses adversaires politiques ! Une récompense aussi pour un homme qui ne renie jamais ses idées républicaines. L’un de ses derniers souhaits est d’ailleurs de devenir maire de Vittel. Cette fois, le gouvernement impérial n’accède pas à sa demande. Louis Bouloumié meurt le 18 octobre 1869, à quelques mois de la déroute militaire qui doit mettre un terme à l’Empire et faire revenir sur le devant de la scène les républicains. Le père fondateur de Vittel laisse une œuvre en pleine expansion dont la direction revient à ses deux fils. Une véritable dynastie domine désormais ce coin des Vosges tant et si bien que l’on oublie vite que Rodez et l’Aveyron ont eu une part prépondérante dans la réussite de Vittel.
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