Au triple Gallot !

Au début du XXe siècle, la France revancharde ne songe plus qu’à récupérer l’Alsace et la Lorraine, perdues en 1870 après la catastrophe de Sedan. Pour les gouvernements, il s’agit d’entretenir l’esprit patriotique qui conduira les futurs combattants jusqu’à Berlin. Bataillons scolaires et sociétés de gymnastique voient ainsi le jour. Les jeunes Français y apprennent l’ordre et la discipline en même temps que les vertus hygiéniques du sport, « excellents agents pour le débourrage physique qui doit précéder l’entrée dans l’armée moderne ». Des hommes motivés, de santé vigoureuse, alliant la force physique à l’adresse : tels sont les vecteurs d’une France prête à bouter l’ennemi hors des territoires perdus.

En attendant la victoire, des courses en tout genre (à pieds, de landaus ou de tonneaux) sont organisées aux quatre coins du pays, à l’initiative le plus souvent de journaux à fort tirage. Le public ne s’y trompe pas, qui répond en masse aux exploits de ces nouveaux « sportmen » que sont Jean Bouin, Louis Spiridon, Frantz Reichel, Charles Maglia, Louis Orphée ou Edouard Cibot.

Le défi sportif, supplétif du manque d’épreuves organisées par des fédérations encore balbutiantes, participe à l’esprit de compétition où s’exprime le besoin d’être le plus rapide, le plus endurant, le plus fort ou le plus habile.

Parmi les vedettes de cette époque, Yves Gallot fait figure d’extra-terrestre. Le défi qu’il lance les 9, 10 et 11 février 1894, promet de rester dans les annales et d’attirer le quidam parisien à la galerie des Machines, au Champ de Mars. À trente et un ans, le « roi des marcheurs », comme il aime se faire appeler, se fait fort de battre un certain Cody, lointain cousin du fameux Buffalo Bill, dans un match de 50 heures. À la clef, six mille francs or pour celui qui parcourra la distance la plus longue. Détail important toutefois : Gallot accomplira son trajet à pieds alors que l’Américain déguisé en cow-boy chevauchera un fier destrier.

 

Pour bien marquer l’événement, une affiche alléchante est imprimée. Cody y est présenté comme le meilleur cavalier du Monde et Gallot, ni plus ni moins que le détenteur du record du monde de la marche. Si force reste finalement au cavalier, le « pédestrian », par cet exploit, vient de se tailler un nom. De quoi lui donner des ailes (ou plutôt des enjambées) pour asseoir une solide réputation et ainsi gagner sa vie.

La même année, il parcourt trente fois le tour de Paris, sac au dos et fusil sur l’épaule, soit mille kilomètres. Avant de s’élancer, au mois d’octobre, dans un aller-retour Paris-Bordeaux (près de 1180 kilomètres), jaloux des lauriers qui sont dressés par la presse au dernier vainqueur de la course vélocipédiste éponyme.

En 1895, il renouvelle son exploit parisien. Il effectue soixante-deux fois le tour de Paris, soit 2 421 kilomètres, en trente et un jours, ne s’arrêtant que toutes les six heures pour se reposer et se ravitailler.

Gallot, qui n’est pas du genre à rester sur un échec, veut désormais sa revanche sur Cody. Elle se déroulera à Nice en 1897. Et cette fois, notre saltimbanque du macadam devance le cavalier de 1000 mètres, parcourant 278,2 kilomètres.

Suivre Yves Gallot à travers ses pérégrinations est un véritable parcours du combattant. En véritable professionnel de la marche, il se lance dans une surenchère permanente de reconnaissance personnelle, accomplissant les plus fols exploits face à une concurrence de plus en plus vive.

La Vie montpelliéraine et régionale, dans son édition du 26 mars 1899, relate les termes du défi qu’il a lancé à tout cavalier ou vélocipédiste voulant se mesurer à lui : « Il s’agit d’une course de 24 heures, durant laquelle ils devront, pour l’emporter, parcourir une distance triple de celle du marcheur. » Gallot, qui marche 141 km (soit une moyenne de près de 6 km/heure), est finalement battu de 22 kilomètres par le cycliste Caizergues qui a couvert 445 kilomètres.

Qu’à cela ne tienne ! Gallot revient à Montpellier quatre ans plus tard. Au vélodrome Chaptal, fusil en bandoulière et habillé en Boers pour soutenir la guerre qui oppose cette communauté aux Anglais d’Afrique du Sud, il tourne pendant trente-quatre heures, parcourant 200 km.

En 1902, il est à Vienne où il marche 166 kilomètres en trente heures. L’année suivante, Dijon l’accueille place Darcy. Il en fait 817 fois le tour, soit 224 kilomètres en 54 heures. « Il commença, écrit le quotidien local, le vendredi 7 août 1903 à 11 heures du matin pour finir le dimanche 9  août à 5 heures du soir. Il fit cette marche sac au dos et fusil sur l’épaule. »

Le 4 juillet 1908, le roi des marcheurs se produit à Rodez. « Le premier jarret du monde » s’élance, à 18 heures, du champ de foire, pour une terrible randonnée de vingt-quatre heures. Celui qui dit détenir les records du monde des vingt-neuf et soixante-deux tours de Paris parcourt 160 kilomètres dans les rues de la ville, sous les ovations d’une foule impressionnée par tant de persévérance. Un exploit peu payé de retour ! Hormis la gloire, Gallot ne recueille que la modeste somme de cent francs, fruit des collectes et de la vente de sa carte postale, somme aussitôt évaporée dans la nature par les bons soins de son entraîneur, dit « Fil de fer », qui pour l’occasion a pris la poudre d’escampette en prenant le train pour Toulouse sans crier gare !

Pour se refaire la cerise, Gallot n’hésite pas à s’élancer trois jours plus tard dans une course de 35 kilomètres à travers la même ville, dans le temps de 2 heures 15.

Courir pour gagner son gagne-pain, telle était la vie de ce forçat du macadam. Sa carrière le conduira les jours suivants à Decazeville, Villefranche-de-Rouergue, Figeac, puis Cransac et Cahors. Autant d’épreuves d’endurance durant lesquelles il réalise à chaque fois des distances considérables, dont 152 km à Villefranche.

Agé de cinquante et un ans en 1914, Yves Gallot disparaît ensuite des rubriques sportives. Son temps est passé en même temps que la mode des défis. Qu’en est-il de sa santé si l’on considère les distances parcourues durant toutes ces années ? La réponse se trouve peut-être dans le titre du Journal, paru le 30 juillet 1930 :  « Le roi des marcheurs Yves Gallot s’est-il suicidé par désespoir d’être contraint au repos ? »

Nul doute qu’aujourd’hui Gallot, déshabillé de sa panoplie patriotique, pourrait prétendre à rivaliser avec les meilleurs marcheurs ou fondeurs du monde qui se disputent trails et super-trails à travers la planète, repoussant à chaque fois les limites du corps humain.

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