Ils ont osé ! Le juge et les assassins

Une version officielle contestable ! De nombreuses zones d’ombre. Des ramifications politiques qui vont bien au-delà du Milieu. L’assassinat du juge Renaud est une première dans les annales judiciaires depuis la Libération. Avant ceux du juge Michel à Marseille et du juge Borel à Djibouti.

« Le juge Michel a touché à un interdit : celui du milieu.

Le juge Renaud a touché à un interdit : celui de la classe politique.

C’est beaucoup plus grave. »

Maître Jacques Vergès

Le 3 juillet 1975, le juge lyonnais François Renaud est abattu froidement, à proximité de son domicile. Le 21 octobre 1981, un second juge, marseillais celui-là, est tué de trois balles de 9 millimètres par deux motards alors qu’il regagne, en plein jour, son domicile de la cité Radieuse du Corbusier. Une première dans les annales de la justice depuis la Libération. « Ils n’oseront jamais », aurait confié le juge Renaud quelques jours avant sa mort. « Ils ont osé ! » Ils, ceux sont les deux gangs les plus connus de France à l’époque : celui des Lyonnais et celui de la French Connection, à Marseille, spécialisé dans le trafic de drogue. Deux gangs… deux villes notoirement connues pour abriter un Milieu aux larges ramifications… et surtout deux juges bien décidés à rétablir un ordre républicain et une justice implacable. Une différence toutefois entre les deux hommes : les assassins du juge Michel ont été arrêtés, jugés et condamnés à de lourdes peines. Rien de tout cela pour le juge Renaud.

Comment a-t-on pu en arriver là et surtout pourquoi en est-on arrivé à ce point zéro de la justice : l’impunité ?

Ils ont osé !

Lyon. 2 h 30 du matin, ce 3 juillet 1975. François Renaud stoppe sa BMW à quelques mètres de l’entrée de son domicile, au 89, montée de l’Observance. Le juge revient d’une soirée chez des amis, en compagnie de son amie Geneviève. En quelques pas, ils atteignent l’immeuble quand une voiture se gare à leurs côtés comme si ses occupants désiraient leur demander un renseignement. Lentement, la vitre du passager s’abaisse, laissant apparaître deux têtes cagoulées.

François Renaud n’est pas homme à se laisser abattre comme un chien. Instinct de survie et réflexe d’ancien résistant ? Quand deux coups de feu éclatent dans la nuit, il se jette en arrière, entraînant sa compagne. Quelques secondes de répit et le couple s’élance dans une course folle d’un côté à l’autre de la rue pour éviter les balles qui sifflent dans leur dos. Jusqu’au moment où Geneviève s’entrave dans sa robe de soirée et s’écroule. François Renaud ne peut la laisser à la merci des tueurs. En quelques secondes, il la relève et l’entraîne, sous un feu nourri, derrière une Volkswagen. Son premier geste est de la protéger en la mettant à l’abri. Fin connaisseur du milieu, le juge sait que le contrat n’est mis que sur sa personne. De fait, Geneviève sera épargnée. En attendant, plusieurs balles ont troué la carrosserie de la voiture protectrice. François Renaud a compris que la mort est proche ; qu’il n’existe plus de sortie de secours. Il perçoit les pas du tueur sur le bitume. Pas calmes et décidés. Pas de pitié ! Trois balles claquent dans la nuit. Le juge s’effondre, touché à la nuque. Pas calmes. Sans émotion. Une portière se ferme. Le moteur de l’Audi vrombit. Geneviève, allongée, voit le sang coulé de la nuque de François. Elle sait que tout est fini ! Qu’ils ont osé !

Mais qui a osé ? Qui a franchi cette ligne rouge d’un juge assassiné ?

Un juge atypique mais intègre

La réponse à cette double interrogation impose en premier lieu de connaître la personnalité du juge François Renaud. Pour séparer le bon grain de l’ivraie, il s’agit d’abord d’éliminer ce qui découle de la caricature plus ou moins imposée pour ne conserver in fine que les témoignages qui illustrent une personnalité certes complexe mais attachante en bien des points. À ce titre, le livre de son fils Francis Renaud « Justice pour le juge Renaud », paru en 2011, dévoile, en dépit des liens de filiation qui n’échappent pas à l’éloge – mais qui pourrait reprocher à un fils de défendre la mémoire de son père ? – les coins intimes et secrets du personnage, bien loin des poncifs développés par les médias, par la justice et par les responsables politiques de l’époque, soucieux de transformer l’image d’un juge intègre pour atténuer l’acte odieux de son assassinat et les conséquences qui pourraient en découler.

Oui, le juge Renaud était un juge atypique… à la forte personnalité. Un type qui en imposait tant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Jouant les don Juan auprès d’une gent féminine charmée par son charisme et son physique… sans tomber dans la contrefaçon du « play-boy grisonnant » ou du « dragueur sur le retour » véhiculée par les médias. Un excentrique certes dans ses tenues vestimentaires… bon vivant ne négligeant pas la bonne chère. Fréquentant les lieux de la nuit lyonnaise pour mieux comprendre le fonctionnement de la pègre mais qui possède une haute opinion de sa fonction et de la République. Un être donc tout en facettes : ferme dans ses convictions quitte à se faire des ennemis, tant dans la classe politique qu’au sein du milieu lyonnais – ce qui lui a coûté la vie – mais aussi un hyper-sensible qui exècre l’injustice et le compromis.

Un juge intègre dans une ville bien connue pour les liens plus ou moins étroits entretenus par la pègre avec le monde politique local. Un juge qui ne joue pas les héros mais qui accomplit sa fonction sans tenir compte des avertissements – des menaces ? – qui lui sont proférés jusque dans son bureau. Tant l’impunité peut parfois se croire inexpugnable ! A son fils Francis, il avoue le 1er juillet 1975 : « Fiston, il faut que tu saches : je suis actuellement à un tournant de ma vie. Grosse affaire pour laquelle il est possible que je me fasse flinguer. Si je ne me fais pas flinguer, voilà comment je vois l’avenir… Si je me fais flinguer, en revanche, tu verras que mon nom entrera dans l’histoire, on parlera de moi et de cette affaire pendant longtemps. De ton côté, tu feras trois choses… »

Qui donc a osé frapper un juge dans l’exercice de ses fonctions ? Et surtout pourquoi ?

Version officielle et version officieuse !

Trois hypothèses ont été soulevées. La première, qui se veut la version officielle en conclusion de l’enquête, est celle du règlement de compte entre le milieu lyonnais et un juge un peu trop curieux et répressif. François Renaud aurait dépassé la ligne rouge définie par la pègre.

La seconde aurait trait à la vie privée du juge. Une hypothèse vite écartée, comme le confirme un rapport du commissaire Richard, le 2 janvier 1976 : « Au vu de la brève rétrospective professionnelle de M. Renaud, aucun élément ne permet d’étayer les deux premières hypothèses (vengeance privée et vengeance politique), car s’il est vrai que la victime, qui vivait seule et indépendante, aimait à fréquenter occasionnellement les établissements de nuit de Lyon, elle était par contre très circonspecte dans ses relations extraprofessionnelles. Certes, M. Renaud aimait la compagnie des femmes, mais sa conduite n’a jamais attiré l’attention et sa dernière liaison suivie était des plus discrètes. Ecartée aussi celle, politique, qui met en relief les relations pour le moins ambiguës entre le milieu lyonnais et le Service d’action civique (SAC) une police parallèle, service d’ordre officiel de l’UDR, le parti gaulliste, fondé notamment par Foccart, mais soupçonné aussi de remplir les caisses du parti. Des liens qui remontent, à Lyon, au temps de la Résistance. C’est ainsi que l’un des chefs du SAC lyonnais, Schnaebelé, faisait partie du réseau commandé par André Jarrot, ministre de Giscard. Ce même Schnaebelé qui aurait été vu, dans son hélicoptère, à Strasbourg, le jour même du braquage mené par le gang des Lyonnais.

C’est pourtant vers cette hypothèse qu’il faut chercher les véritables causes de l’exécution du juge Renaud.

 Le juge, le gang et les barbouzes

Le 30 juin 1971, la France apprend, stupéfaite, le hold-up de la poste de Strasbourg. 15 680 000 francs (14,5 millions d’euros) s’évaporent dans la nature. Le plus gros casse depuis la Libération. La police soupçonne le gang des Lyonnais, un groupe de truands (Joanny Chavel, Pierre Pourrat, Edmond Vidal et Nicholas Caclamanos entre autres) qui se distinguera par plusieurs hold-up entre 1967 et 1977. Leur procès, en juin-juillet 1977, se révèlera particulièrement clément, avec des peines de cinq à quinze ans de réclusion pour les principaux membres.

Déjà, dans un article paru le 20 juin 1974, le journaliste Robert Butheau soupçonne une collusion entre le milieu politique et celui des truands :

« L’essentiel est de mettre à jour comment une classe politique depuis quinze ans au pouvoir est compromise avec ce que les uns appellent le monde “des truands”, d’autres le monde “des affairistes” et qui est, en réalité, celui “des réseaux” et du SAC. »

Le film d’Yves Boisset Le Juge Fayard dit le Shériff basera son scénario sur ces liens.

Une hypothèse reprise en 2011 par Richard Schittly dans « L’histoire vraie du gang des Lyonnais » : « Oui, c’est vrai. Le milliard du braquage de la Poste de Strasbourg est revenu pour moitié au “parrain” lyonnais Jean Augé, qui l’a certainement redistribué. Notamment pour financer les campagnes gaullistes de députés de la région, via le SAC. Cependant, se basant sur un enregistrement posthume du truand Louis Guillaud, il conteste la participation du gang des Lyonnais à l’assassinat du juge Renaud : « Louis Guillaud raconte qu’il a participé à l’expédition qui a perpétré l’assassinat du juge Renaud. Cela confirme ce que soupçonnait la police : il s’agissait d’un commando improvisé. Et cela n’avait rien à voir avec le gang des Lyonnais ou une machination politique. »

À vrai dire, il n’est pas le premier à dissocier gang des Lyonnais, SAC et milieu politique de l’assassinat du juge Renaud. Jacques Derogy, journaliste à l’Express, dans son ouvrage paru en 1977, « Enquête sur un juge assassiné… », s’appuyant sur le rapport du commissaire Richard en charge de l’enquête, fait lui-aussi sienne la simple vengeance de truands, rejetant toute connotation avec le SAC et l’UDR. D’autres le suivront dans cette démonstration, jusqu’à transformer les qualités du juge Renaud en défaut. Une entreprise de démolition de la personnalité dont ne sont pas exempts les hommes au pouvoir. Ainsi Alain Peyrefitte, alors garde des Sceaux, le 7 novembre 1979 devant les caméras d’Antenne 2, à propos du juge Renaud : « Efficace, capable, certainement tué par le milieu qu’il traquait en facilitant beaucoup le travail de la police… Mais ses méthodes étaient discutables, c’était un juge colonial, avec des manières plus courantes dans la brousse ou le Far West que chez nous. »

Entre les lignes, cela signifie qu’il n’a eu que ce qu’il méritait à avoir outrepassé ses droits.

Pourtant, au vu des relations des uns et des autres, les liens entre milieu politique, le SAC et le milieu lyonnais apparaissent hautement probables. Dernier en date des témoignages, celui d’Edmond Vidal dans son livre co-écrit avec Edgar Marie en 2011 « Pour une poignée de cerises ». Membre du gang des Lyonnais, Edmond Vidal parle de son fondateur, Joanny Chavel dit le Gros, adhérent au SAC, anti-communiste notoire et ancien d’Algérie qui sera liquidé par Vidal et sa bande en 1973, la même année que Jean Augé, dit Petit Jean. À propos de ce dernier, il cite un passage de la plaidoirie de Me Soulier, lors du procès du gang : « Pourquoi le nom de Petit Jean, patron local du SAC, abattu en 1973, avec lequel Vidal et Rocher se sont trouvés en étroite relation, n’est-il pas mentionné ? À-t-on peur d’évoquer le rôle des truands-barbouzes ? Une intrusion de la politique dans un procès est-elle à ce point exceptionnelle ? » Enfin, après l’énoncé du verdict, Edmond Vidal se demande si la clémence de la Cour n’est pas due en partie « au doute créé par les ramifications politiques avec la présence du SAC ».

Toute vérité est bonne à dire !

Reste le rapport secret de la PJ qui mentionne trois noms comme étant les tueurs engagés pour abattre le juge Renaud : le recruteur, Robert Alfani ; Jean-Pierre Marin et Michel Lamouret qui seront impliqués plus tard dans l’enlèvement du petit Christophe Mérieux. Marin sera abattu par la police dans des conditions douteuses. Faute de preuves ou volonté d’enterrer une affaire au goût de soufre, aucun de ces hommes ne sera poursuivi. Le 12 janvier 1976, le préfet de police Chaix, lors d’une conférence de presse avait, à demi-mots, devancé la justice : « Toutes les affaires réussies sur le plan policier n’aboutissent pas automatiquement devant une juridiction, car la certitude policière est une chose, la certitude judiciaire une autre, et il faut pouvoir passer de l’une à l’autre, telle celle qui concerne Renaud. La police peut connaître le nom des coupables et ne disposer d’aucun moyen de les confondre. »

Six juges d’instruction, dix-sept ans d’enquêtes jusqu’à l’ordonnance d’un non-lieu rendue par le juge Fenech en 1992. Un dossier clos définitivement en 2004. Des émissions, des ouvrages et de nombreux articles consacrés au juge Renaud. Une énigme criminelle qui porte peut-être mal son nom tant le sentiment est grand que l’affaire a été étouffée et la vérité occultée. Des méthodes que le juge Renaud n’aurait jamais approuvées. Pour lui, toute vérité était bonne à dire ! Il l’a payé de sa vie !

« Il n’y a qu’un magistrat qui serait capable de sortir l’affaire du juge Renaud, c’est le juge Renaud lui-même » !

Double langage ministériel

 Jean Lecanuet et Alain Peyrefitte sont les gardes des Sceaux en poste durant toute l’affaire du juge Renaud. Le premier déclare au lendemain de l’assassinat : « Un homme a eu le courage de s’identifier à la fonction de juge d’instruction au point d’apparaître comme un justicier. Un homme a eu le courage de n’écouter ni la prudence ni les menaces et de se placer à l’avant-garde du combat sans autres armes que celles de la loi.

Les assassins ont-ils cru faire un exemple en s’attaquant à lui ? Ils n’ont fait que le désigner à tous comme un juge d’instruction exemplaire […]. Je suis ici pour dire non aux assassins […]. La justice ne cèdera pas. »

Le 7 novembre 1979, devant les caméras des « Dossiers de l’écran », le second taxe le juge Renaud « d’efficace, capable, certainement tué par le milieu qu’il traquait en facilitant beaucoup le travail de la police mais ses méthodes étaient discutables, c’était un juge colonial, avec des manières plus courantes dans la brousse ou le Far West que chez nous. »

Chronologie

– 30 juin 1971 : hold-up de la poste de Strasbourg par le gang des Lyonnais.

– 3 juillet 1975 : le juge Renaud est assassiné en pleine rue, à quelques mètres de son domicile.

– 1977 : sortie du film d’Yves Boisset Le juge Fayard, dit le Shériff.

– 1992 : non-lieu rendu dans le dossier du juge Renaud.

– 2011 : sortie du film d’Olivier Marchal, Les Lyonnais.

– 2011 : Parution du livre d’Edmond Vidal et Edgar Marie : Pour une poignée de cerises, Editions Michel Lafon.

– 2011 : Parution du livre de Francis Renaud : Justice pour le juge Renaud, Editions du Rocher.

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